Toxicomanie,
ou
Le dernier bastion de l’obscurantisme humaniste
du siècle dernier.
Dans la tradition judéo chrétienne, s'est inscrite la charité, l'empathie. Avec Saint Vincent de Paul, c'est devenu une institution. Puis la charité s'est aussi appellée humanisme, le sens de l'autre. C'est de ces tendances "vers l'autre" que ce sont inspirées au cours des siècles, les différentes organisations des sociétés, puis la justice, les lois. Pourtant certaines de ces lois qui avaient pour but de protéger, ont en fait l'effet contraire. Les lois vieillissent et ne tiennent pas toujours compte des nouvelles connaissance scientifiques, et des effets pervers qu'elles ont suscité. Ainsi cette question de "la toxicomanie" échappe aujourd'hui à la raison, à une saine éthique, par la cécité de ceux qui font les lois. Il y a de l'obscurantisme , une obstination meurtrière à croire que " l'interdit", "la prohibition", peut encore résoudre cette question.
Préambule
Le but de ce texte est d'apporter au lecteur une information
de meilleure qualité concernant la toxicomanie à l'héroïne
et de renouveler le dialogue à ce sujet.
Pour cela, je vais évoquer les émotions ressenties pendant
cinq années de travail, en espérant vous les faire partager
et parvenir peut-être à semer un peu de doute rafraîchissant
sur une montagne d’ idées reçues.
Pour ceux qui voudraient continuer la discussion ;
mon adresse e mail : luc.marchal@rians.org
J’ai ouvert :
--Un site Web : http://www.rians.org
En Guise de Préface
Ces quelques lignes publiées par
Antonin Artaud
en 1927
Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée
du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un
con.
La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l'inspecteur-usurpateur
de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes
; c’est une prétention singulière de la médecine
moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de
chacun.
Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d'action
contre ce fait de conscience: à savoir, que, plus encore que
de la mort, je suis le maître de ma douleur.
Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur
physique, ou encore de vacuité mentale qu'il peut honnêtement
supporter.
PS Le texte intégral d'antonin Artaud est présenté
à la fin
J'ai travaillé pendant cinq années
auprès de toxicomanes. Le monde des soignants en toxicomanie
m'était apparu comme un monde de mensonges. Et c'est cela que
j'ai fui, en faisant des petits dessins, au cours de ces réunions
très sérieuses et interminables, où nous étions
censés élaborer une pensée constructive. J'ai repris
ces petits dessins et j'en ai fait des tableaux, ou des graphismes sur
papier.
Mais cette expérience auprès des toxicomanes a laissé
en moi des traces indélébiles. Aujourd'hui, cette période
reste très présente, et il m’est devenu indispensable
de vous la faire partager.
Je crois savoir, que pour mieux se faire comprendre, il est important
de se présenter et ainsi de situer le point de vue à partir
duquel on s'exprime.
Je suis né au Maroc en 1951. Notre famille en est partie en 1960.
Peu de temps après, je découvrais que celui que j'appelais
mon père, ne l'était pas.
« L'omission », de mes parents, fut pour moi un mensonge
difficile à supporter. « Mensonge difficile à supporter
» est ce qui a formé mon caractère. Si j'évoque
cet aspect de mon histoire c'est pour faire comprendre que le «
mensonge difficile à supporter » me pousse à rechercher
la vérité. En effet je ne supporte pas le mensonge, les
approximations, les non-dits, les omissions.
Après un bac technique, j'ai fait des études d'assistant
social. À vingt ans je faisais partie de ceux qui croyaient sauver
le monde. En 1980 j'organisais avec deux collègues de travail
un voyage au Niger pour sept handicapés physique. Licencié
à la suite d'une action syndicale, j'ai quitté le travail
social pour devenir exploitant agricole en apiculture. Après
dix années de dur travail avec les abeilles je suis revenu vers
le travail social.
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à
découvrir le monde des toxicomanes.
Première expérience
J’ai travaillé pour la première fois auprès
de toxicomanes à l’héroïne, en 1989, dans une
petite structure « post-cure »qui s’appelait «
vivre avec » et qui avait une capacité d’accueil
de huit toxicomanes.
Ils devaient avoir fait un sevrage préalable de quelques jours
en structure hospitalière.
J’ai commencé à faire connaissance avec cette population,
dont le principal caractère est quelle n’était pas
homogène. J'écris population, car le monde de la toxicomanie
m'était alors complètement étranger et même
me faisait peur. Pour moi les toxicomanes étaient des gens qui
avaient besoin d'aide et il fallait qu'ils parviennent à se sevrer.
Dès le premier jour de travail, pour prendre
contact avec les gars qui étaient là, j'allais balader
avec eux à tour de rôle. J'étais sensé guider.
Pourtant, ce sont eux qui m'emmenaient là où ils voulaient.
Au retour en discutant avec les autres éducateurs, je m'apercevais
qu’ils m’avaient fait faire le tour des lieux où
ils pouvaient rencontrer des dealers connus ou certains de leurs amis.
Comme c'était prévisible, je m'étais laissé
manipuler. Évidemment, je me faisais engueuler par la directrice.
C'est nous qui devions « mettre du cadre ».
Ils m'ont fait faire à peu près ce qu’ils voulaient
pendant encore quelques semaines.
Avec « manipulation » nous avons un des mots clés
qui définit un des aspects des représentations qu'ont
la plupart des gens sur les toxicomanes.
Le sevrage leur était dur à supporter,
et il était très difficile de résister à
leur désir de retrouver du produit. Souvent, le soir en rentrant
chez moi, j'étais envahi par des pensées contradictoires.
Il me paraissait incompréhensible qu'on puisse, à ce point,
avoir besoin d'un produit.
Au cours des entretiens que j'ai eus avec eux, je me suis aperçu
qu'ils avaient peu de points communs ; age, milieu social, niveau d’instruction
variable.
Ils avaient des histoires familiales perturbées de différentes
manières.
Deal
Tous avaient eu un jour un « ami » toxicomane qui les avaient
fait « toucher » une fois gratuitement et qui ensuite avait
réclamé de plus en plus d’argent à chaque
dose. Parmi les moyens qui existent pour se procurer une dose d'héroïne,
le plus simple consiste pour un toxicomane, à convaincre un ami
d'essayer pour la première fois. Cet « ami », procure
l'argent pour acheter une dose. Cette dose d'héroïne est
mélangée avec autre chose et coupée pour faire
deux doses dont une servira au futur initié.Ils font ainsi accéder
à la dépendance un « ami »qui en fin de compte
leur paie l’héroïne dont ils ne peuvent se passer
.C’est à peu de choses près ce que tous racontaient
de leur histoire. J'ai insisté sur le mot « ami »,
car c'est je crois un des aspects les plus lamentables de ce commerce
illicite qui conduit des personnes , parce qu'elles n'ont plus d'autres
solutions, à mettre leurs propres amis dans la même «
merde » où ils se sont fourrés. À cette époque
j'étais assez en colère contre cette façon de faire,
mais nous y reviendrons plus tard, car ma façon de voir les choses
s'est transformée avec le temps.
Manque
Pour les aider à dépasser le malaise qui suit le sevrage,
nous utilisions tout ce qui était à notre portée
: entretien, discussion, aide à la gestion du quotidien, cuisine,
ménage, escalade, balade en montagne, etc. Pourtant les relations
étaient en permanence sous tendues par le besoin de « quelque
chose d’autre». La plus part du temps, cette tension trouvait
son aboutissement par la recherche et l’accès à
un produit « calmant ».
On parlait« entre soignant »de manque psychologique.C’était
le concept raccourci qui répondait à cette inconnue qu’est
la toxicomanie.
Souvent il m’est arrivé après une
bonne journée pleine d’émotion et de fatigue saine,
de me retrouver avec un groupe sujet à un mal être profond.
Les séjours se terminaient inlassablement par la fugue, la reprise
d’un produit et, ou l’exclusion. Tous, ou presque avaient
déjà vécu ces expériences d’échecs
.Il y avait, parmi ces toxicomanes, des personnes qui relevaient d’un
traitement psychiatrique, notamment au sens d’une médication
contenante .Nous étions constamment mis en situation d’échec,
tiraillé parfois entre le désir de leur donner «
le produit »qui les comblerait et l’environnement légal,
fait de prohibition, qui nous l’interdisait.
L'héroïne n'était pas le seul produit utilisé.
En guise de remplacement de l'héroïne, les toxicomanes utilisaient
des médicaments à base de codéine,des hypnotiques
comme les benzodiazépines, l'alcool, certains avaient utilisé
des colles.
Je me souviens de l'un d'entre eux qui avaient utilisé l'éther.
D'après la directrice et le psychiatre qu'il rencontrait, il
avait un discours délirant qui devait nous inciter à beaucoup
de précaution. Je l'écoutais longuement me raconter qu'il
avait vu « la grande lumière blanche » et qu'il avait
pu lire « le livre ». Il ne se lassait pas de raconter son
expérience, à la manière des grands mystiques.
Son discours était très proche aussi, de ce que racontent
les personnes qui ont vécu des comas dépassés ou
des états de mort apparente.
C’était l’époque de la découverte du
Sida, avec toutes les incertitudes qui l’ont jalonnée et
les souffrances profondes. Nous vivions au quotidien avec des toxicomanes,
séropositifs pour la plupart, et nous ne savions pas grand-chose
des modes de contamination. Lors d'une conférence, un grand professeur
de l’époque, annonçait à la fois, qu'il n'y
avait pas de risque de contamination par la salive, mais que pour autant
il ne mangerait pas, comme nous, à la même table que les
toxicomanes.
Il y eut une période où, dans cette poste
cure, tout semblait aller bien. C'était trop simple et cela éveilla
mes soupçons. Un événement anodin nous fit découvrir,
avec une collègue de travail, qu'un des veilleurs de nuit, apportait
tout un tas de médicaments pour le groupe. C’était
pour cela que l'ambiance était aussi euphorique.Ce gars avait
cédé à cette demande pressante des toxicomanes.Ils
exerçaient sur nous une pression très forte, et créaient
une ambiance qui nous culpabilisait.Leur donner un produit pouvait sans
doute être un grand soulagement. Nous avons tout de même
renvoyé ce veilleur chez lui, en attendant, que le lendemain,
la directrice s’occupe de ce problème. Depuis plusieurs
semaines déjà, j'essayais d'attirer l'attention de l'équipe
sur le fait qu'il se passait quelque chose de bizarre. Peu de temps
après, nous fumes licenciés. Il m'avait semblé
alors, que la directrice n'avait pas pu supporter de se trouver prise
en défaut. J'ai appris plus tard que cet établissement
avait été fermé par la Ddass, pour cause de malversations
financières.
J'ai quitté cette équipe avec un sentiment d'échec
et d'incompréhension. J'avais ressenti de très grandes
tensions dans toutes ces situations que nous vivions autour de la toxicomanie.
Rationaliser pour se soulager
L’opposition, entre le désir des toxicomanes, et la législation
qui interdit le produit, place les personnes qui entourent les toxicomanes
dans une situation difficile. Ces personnes peuvent être la famille,
des amis, les soignants, les gens qui réfléchissent à
ces questions. Les proches des toxicomanes ont envie de les voir vivre
mieux, de les sentir heureux. Dans le même temps, les toxicomanes
renvoient à leurs proches que seul un produit peut les satisfaire.
Le désir de soulager l'autre est alors confronté à
la loi qui l'interdit. Cette situation crée une tension importante
à l'intérieur de chaque individu qui aborde cette problématique.
D'habitude les situations de tension, poussent l'individu à comprendre,
à raisonner. Dans la plupart des cas, la compréhension
permet de faire baisser les tensions. Or dans le domaine de la toxicomanie,
la tentative de compréhension bute très vite sur quelque
chose d'impossible à résoudre par la logique. En effet
l'idée qu'un individu ne puisse pas se passer d'un produit est
difficile à concevoir. Beaucoup de personnes, qui ont l'habitude
de raisonner, sont alors bloquées, mais se sentent obligés
de tenir tout de même un raisonnement qui paraisse cohérent
avec « l'idée », « l'image » qu'elles
ont de ce problème (Si je ne peux concevoir qu'un individu soit
dépendant d'un produit, cela doit vouloir dire que ce produit
est vraiment très dangereux, et donc qu'il faut l'interdire.).
C'est un petit peu comme si l’impossibilité, dans laquelle
on se trouve, de rationaliser un phénomène, faisait perdre
toute objectivité et toute capacité à entendre
autre chose que ce qu'on a eu l'habitude d'entendre.
J'avais appris des toxicomanes qu’ils pouvaient être des
personnes extrêmement sensibles, certains avec des difficultés
psychologiques qui relevaient presque de la psychiatrie. J'avais vécu,
avec les usagers de drogue, une proximité qui m'a permis d'avoir
une connaissance de leur quotidien qui n'a rien à voir avec l'expérience
des entretien de type « psy » entre quatre murs ; cet établissement
avait pour nom : « vivre avec » .
Et pour définir ce que j'y ai ressenti, je devrais dire, que
nous pouvions presque « naître avec ».
Deuxième expérience
Plus tard, j’ai intégré une équipe de prévention
santé. Cela signifiait, prévention sida et hépatite
auprès de toxicomanes par voie intraveineuse. Cette action s'intégrait
dans la politique de réduction des risques qui commençaient
à être mise en oeuvre en France.
Concrètement il s'agissait de joindre les toxicomanes qui n’allaient
pas vers des centres de soins, pour les aider à se prémunir
des maladies transmissibles, par l’utilisation de seringues neuves
ou stérilisées et l’utilisation de préservatif.
À cette époque la France était le dernier pays
européen à interdire la vente libre des seringues à
insuline.
La santé en premier plan
Ici la toxicomanie était une forme de vie et on y pouvait rien.Ce
qui prévalait, c’était aider les toxicomanes à
rester en bonne santé, tout en ayant des pratiques d’injection
qui présentaient des risques de contamination par le Sida. Après
le travail en postcure, intégrer cette équipe nécessitait
de reconnaître que le principal danger de la toxicomanie n’était
pas dans le produit, mais dans les risques de santé que leur
faisaient courir cette pratique .J’ai été très
vite en plein accord avec cette démarche, qui par ailleurs était
recommandée par les instances européennes, alors que les
soignants en toxicomanie y étaient très réticents,
voir opposés. Nous touchons ici à un des principaux sujets
de débat sur la toxicomanie.
Suicidaires ou non ?
Il y a quelques années, il y avait à Paris , des médecins
qui avaient décidé d'accepter de prescrire des opiacés
à des toxicomanes ; ces médecins ont été
poursuivis en justice ; lors de certains débats, on a pu entendre
les soignants en toxicomanie être accusés de non-assistance
à personne en danger. Jusque-là, en France, on considérait
que les toxicomanes avaient des pratiques essentiellement suicidaires
et que la prévention santé serait inutile. Or, en analysant
ce qui se passait dans les autres pays de la communauté européenne,
au regard de l'évolution du sida, on pouvait s'apercevoir que
tous les pays, et notamment la Grande-Bretagne, qui avaient une législation
moins contraignante vis-à-vis des toxicomanes, avaient une prévalence
du VIH de l'ordre de 10 % au lieu de 50 % en France.
Ce constat aurait dû inciter l’administration française
à reconnaître que notre législation tuait les toxicomanes.Cela
démontrait très clairement, que placés dans des
conditions de vie et de législation moins inhumaine, les usagers
de drogues étaient capable de prendre en compte leur santé.
Des études approfondies et la réalité ont prouvé
cela.
Usagers de drogue, des partenaires
Dans cette équipe, pendant un an, j'ai appris le travail de rue
dans la ville de Marseille. Ceux, qu'avant j'appelais « les toxicomanes
», prenaient aujourd'hui le nom d'usagers de drogue. Pour rejoindre
les plus marginalisés d'entre eux, nous avions commencé
par nouer des liens de confiance avec quelques-uns, que nous avions
connus dans d'autres structures. Ici je devrais dire que la responsable
du projet avait déjà démarré le travail
de cette façon.
Elle avait déjà recruté un toxicomane, qui, récemment
sevré, nous a beaucoup aidé. Il se faisait appeler «
Momo ». Il pourrait se reconnaître et ses amis aussi. Je
cite son prénom en signe d'hommage à ces toxicomanes qui
ont été parmi les premiers à Marseille à
essayer d'aider leurs pairs. Nous les avions intégrés
dans notre équipe comme bénévoles. Ce sont eux
qui nous ont fait connaître petit à petit d'autres usagers
de drogue, et les lieux de deal.
C'est bien sûr, sur les lieux de deal, que nous faisions le plus
grand nombre de nouvelles rencontres.
Pour les ex usagers de drogue de l’équipe, c'était
une démarche délicate. Même s'ils avaient fait un
sevrage depuis quelques mois, la proximité journalière
avec d'autres toxicomanes non sevrés, les lieux de deal, et donc
la proximité avec l'héroïne, leur étaient
une sorte de torture.
En postcure, j'avais rencontré des toxicomanes qui avaient encore
des liens familiaux, un endroit pour dormir et de quoi manger. En fait,
c'était cela qu'ils avaient en commun. En postcure, j'avais cru
tout apprendre de la toxicomanie ou presque. Dans la rue, je découvrais
un monde complètement différent dont je n'avais pas pu
soupçonner l'existence avant. Je rencontrais des personnes qui
vivaient dans la rue, qui se shootaient dix fois par jour, qui volaient,
qui mangeait rarement, qui couraient toute la journée, de sorte
qu'il leur était impossible d'accéder à un centre
de soins.
Histoire de squat
Nous avions décidé de visiter des squats. Nous n'y allions
pas seul.
Un toxicomane qui connaissait les lieux nous accompagnait. Chaque fois,
nous faisions attention d'entrer doucement dans les lieux. Nous présentions
notre action, distribution de seringues, mises à disposition
de préservatifs, mise à disposition d'eau distillées.
Parfois les lieux étaient vides, alors nous faisions du ménage.
Nous essayions de faire en sorte que ces endroits retrouvent un peu
d'humanité. On enlevait des détritus, parfois de la merde.
Un jour en arrivant dans le squat, il y avait plusieurs personnes. Nous
avons commencé à discuter. Après quelques minutes,
nous avons aperçu un gars qui était en train de préparer
sa seringue et sa dose. Il nous a regardé et nous a demandé
si ça ne nous dérangeait pas qu'il fasse son shoot devant
nous. Nous lui avons répondu qu'il était chez lui, que
c'était à nous de partir pour le laisser tranquille, qu'on
ne voulait pas le gêner. On reviendrait plus tard. Que ce toxicomane
n'ait pas voulu nous déranger, m'a beaucoup ému. J'en
avais la larme à l'oeil. Pour moi cette remarque était
pleine de sens. Cela voulait dire que ce gars avait conscience que son
acte pourrait être dérangeant pour nous. Il semblait même
avoir honte. Pourtant son acte ne nous dérangeait pas. Personnellement,
je préférais ne pas le voir dans l'état qui allait
suivre. Si j'étais resté, j'aurais eu l'impression d'être
voyeuriste. Pour moi, il était clair que je n'avais pas à
faire intrusion dans son intimité. Peu de temps après
nos visites, les squats furent fermés par la municipalité.
Le bruit couru que c'était la direction du centre de soin voisin
qui les avait fait fermer. Je commençais à apprendre qu'il
y avait des petites guerres entre les différentes équipes
de terrains.
Représentations
Dans mon expérience précédente, j'avais rencontré
des jeunes qui essayaient tout pour retrouver du produit, rompre avec
le cadre qui était établi. Dans la rue, je rencontrais
des toxicomanes qui nous respectaient. L'image que j'avais d'eux changeait
au fur et à mesure des contacts. C'est quelque chose de difficile
à expliquer. Pour ma part, j'avais le sentiment de ne pas avoir
une image figée de ce qu'ils étaient. Par contre je savais
que l'image qu'en avaient la plupart des gens était très
négative : « des voleurs, des menteurs, des personnes violentes,
sans respect pour les autres ». Il n'en était rien. Je
découvrais petit à petit que les toxicomanes étaient
des gens qui, dépendant d'un produit, couraient toute la journée.
L'héroïne étant excessivement chère, ils devaient
voler pour s'en procurer, ou dealer, ou encore se prostituer. Qu'ils
accomplissent ces actes ne voulait pas dire que pour autant on pouvait
les identifier à ces mêmes actes. Pour moi, c'est une nuance
importante. Qu'ils volent ne faisait pas d’eux des voleurs.
Tous leurs actes étaient motivés par la dépendance
dans laquelle ils se trouvaient.
Un îlot d’humanité
Pour mettre en place cette action, le chef de projet avait dû
me former, car je ne connaissais rien au travail de rue. Nous marchions
beaucoup la nuit dans « des quartiers mal fréquentés
». Elle m'a présenté, un soir, à une équipe
qui faisait de la prévention sida auprès des prostituées,
mais aussi des travestis.. etc. Ils tenaient des permanences dans un
bus. En montant dans le bus, j'eus l'impression d'entrer sur une scène
de tournage d'un film. Il y avait là des homosexuels, qui accueillaient
des prostituées d'une manière tellement chaleureuse que
j'en étais très ému. J'entendais des paroles d'accueil
qui prouvait à chaque seconde, qu'il existait ici une humanité
de très haut niveau. Pour préciser ce que je veux dire,
il faut que vous sachiez que pour moi, ce qui est le plus visible dans
le monde que nous vivons, c'est tout ce qui participe à la société
de consommation, principalement caractérisée par le mensonge,
la tromperie. Là, dans ce bus, l'ambiance était faite
d'émotion, de chaleur humaine, d'attention à l'autre,
de respect de la différence. Tout autant de manières d'être
qu'on ne trouve pas souvent dans la vie courante, et c'est pourquoi
j'avais eu l'impression d'être dans un film.
Le travail dans cette équipe me fit aussi découvrir
Un environnement hostile.
En effet à cette époque les pharmaciens refusaient de
vendre des seringues à insuline qui étaient seules utilisées
par les toxicomanes. Bien sûr ils avaient quelques excuses. Les
toxicomanes faisaient peur à leur clientèle habituelle,
étaient toujours pressés. Cependant en excluant les toxicomanes,
les pharmaciens s'attiraient des réactions violentes. Nous rendions
visite à la plupart des officines pour leur expliquer notre action
et leur signaler que le refus de vendre des seringues avait une part
importante dans la propagation du sida. Je pourrais dire que j'ai rencontré
beaucoup de « cons ». Encore faut-il préciser que
pour moi, « le con », l’enfoiré, c'est celui
qui s'exprime à partir de ses émotions ou de ses intérêts,
en laissant croire ou en ayant l'impression qu'il raisonne. Je dis volontiers
aussi, qu'il s'agit de malhonnêteté intellectuelle.
En dehors du travail habituel qui consistait à distribuer des
seringues, nous avons cherché à inclure les toxicomanes,
que nous rencontrions, dans le système de soins. Pour cela, nous
avons rencontré beaucoup de médecins. À l'époque,
la plupart d'entre eux refusaient de recevoir « les drogués
». Ils étaient trop difficiles à gérer dans
une salle d'attente. Nous essayions de vendre, auprès d’eux,
notre marchandise qui était la prévention sida. J'ai rencontré
ce que l'on trouve partout dans la société : « le
chacun pour soi ». Heureusement, il y avait à Marseille
quelques médecins isolés qui accueillaient les usagers
de drogue. Ils estimaient que c'était leur devoir. Parmi ceux
qui étaient défavorables à cet accueil, rares sont
ceux qui ont changé d'avis. Il faut préciser que notre
équipe travaillait dans le cadre de l'association « médecins
du monde ».
Les médecins de l'association avaient eux-mêmes du mal
à convaincre leurs collègues d’accueillir les toxicomanes
dans leur salle d’attente. Il y en eu quelques-uns qui changèrent
leur position et que nous avons soutenu en faisant de nombreuses recommandations
aux toxicomanes que nous envoyions chez eux. « Malgré que
vous soyez en manque, malades du sida, sans rien dans le ventre, avec
des rages de dents, pressés,... Soyez sages, patients, polis,
aimable... etc. ».
Dans cette équipe les relations n'étaient pas simples.
En effet, le chef de projet avait été formé dans
une équipe qui faisait le même genre de travail auprès
de prostituées et leur but principal en dehors de la prévention
était le développement d'actions d'auto supports. Dans
le cadre de la lutte contre le sida, il s'agissait d'amener ceux qu'on
a appelé les groupes à risques, à prendre en charge
eux-mêmes leurs actions de prévention.
Pour aller dans ce sens, cela pouvait passer par une étape qui
consistait à intégrer, par exemple, des personnes prostituées
dans l'équipe de prévention. Ainsi que je l'ai signalé
plus haut, notre équipe était formée de salariés
dont certains étaient des professionnels du social ou du médical
et d'autres d'anciens toxicomanes. Nous étions accompagnés
de bénévoles qui pouvaient être des médecins
ou encore des toxicomanes actifs. Il y avait au sein de cette équipe
des enjeux importants concernant la place de chacun. En effet jusqu'à
ce que ce genre d'actions existe, dans le champ de l'intervention auprès
des toxicomanes, il y avait d'un côté des soignants formés,
de l'autre les soignés. Dans ces équipes nouvelles, être
ancien toxicomane équivalait à « une formation ».
C'était très intéressant, et j'y ai plus appris
que dans n'importe quelle autre équipe. Cependant la proximité
du produit (héroïne ou shit) fragilisait les toxicomanes
de l'équipe et en a conduit certains à avoir des produits
pendant le travail et parfois a en donner à des toxicomanes accueillis.
Cette pratique m'a été très difficile à
supporter, car si je concevais qu'un toxicomane puisse ne jamais se
défaire de sa dépendance, il m’était difficile
d'accepter qu'une équipe qui se voulait professionnelle puisse
servir de plate-forme à du deal. Ces problèmes étaient
mineurs par rapport à l'enjeu principal qui était de développer
ces actions de prévention, dont plusieurs pays européens
avaient fait la preuve de leur efficacité.
Partenaires difficiles
Un autre événement me conduisit à durcir ma position.
Il faut préciser, qu’à part les médecins,
dans cette équipe, j'étais le seul à avoir une
formation dans le social et à n'avoir eu aucun contact avec les
drogues. Je m'entendais relativement bien avec l'équipe, jusqu'à
ce que les anciens toxicomanes, qui en faisaient partie, nous fassent
partager, un jour d’anniversaire, un gâteau au shit, sans
me prévenir de ce qu'il contenait. Notre permanence se terminait
vers minuit et je fis les 50 Km qui me séparaient de mon domicile
dans un état comateux qui aurait pu me causer un accident. Cette
mauvaise blague ne pût jamais être abordée et discutée
sérieusement en réunion. Loin de moi l'idée de
jeter l'opprobre sur cette équipe, car cet événement
mineur ne le justifierait pas. Par contre,il me semble intéressant
d'analyser ce qui s'est passé. On pourrait en rester à
l'idée « d'une mauvaise blague ». Si l'on se souvient
que les toxicomanes, par nécessité, sont souvent les premiers
à dealer de l'héroïne, on peut se demander s'il ne
s'agit que d'une nécessité.
Car en effet, c'est une pratique courante dans ce milieu, que de faire
goûter à l'autre le produit que l'on apprécie soi-même.
C'est aussi une constante de l'humanité, cette façon dont
les modèles de comportement sont transmis aux générations
futures, qu'ils aient été ou non reconnus comme bénéfiques.
Il me semble donc que cette pratique n'est pas propre aux toxicomanes,
mais qu'elle révèle la profonde difficulté qu'il
y a à se défaire des comportements qui ont initié
notre développement individuel. Je traduis volontiers cela de
la manière suivante : « changer est trop difficile, aussi,
reproduire un comportement, ou le faire reproduire, représente
une grande économie psychique qui semble faciliter la vie ».
Autrement dit encore, « si je suis toxicomane, il m'est peut-être
plus facile d'accepter que je le sois, si je peux faire en sorte que
d'autres le deviennent, de la même façon que je le suis
devenu moi-même ». Je dois, ici, insister sur le fait qu'il
ne s'agit pas d'un raisonnement conscient. Je reconnais qu'il m'est
arrivé, dans d'autres domaines, d'agir de la même façon.
Je veux parler de situations que j'ai vécues et que je me suis
vu reproduire à mon insu. Ainsi je me souviens, qu'étant
enfant, ma mère m'obligeait, lorsque je buvais du lait, à
avaler la peau qui s'était formée à la surface.
Vous savez cette peau qui vient couvrir le lait quand on vient de le
réchauffer et qui est si désagréable à avaler.
Quand j'ai été « père » je me suis
vu,à mon tour, obliger ma fille à avaler cette peau. Il
m'a fallu beaucoup d'énergie pour modifier ce comportement idiot.
Peut-être pourrez vous reconnaître que cela vous est arrivé
aussi. Certains « travers » que l'on reproche beaucoup aux
toxicomanes ne sont en fait que les modèles les plus courants
de réaction de l'individu.
L'ambiance de désapprobation envers les toxicomanes conduit à
faire de la toxicomanie un système de vie complètement
différent du notre alors qu'il me paraît être tout
à fait conforme au contraire. S’il est bien quelque chose
que l'on pourrait reprocher à « la consommation de produits
» c'est que justement, elle n'apporte rien de nouveau à
l'humanité.
Médicaments drogues
Ce travail de prévention dans la rue, nous laissait démunis
devant de nombreuses situations d'urgence. Beaucoup d'usagers de drogue
venaient à nos permanences dans le bus dans un état de
santé très dégradée. Certains usagers de
drogue qui ne parviennent plus à se procurer de l'héroïne,
utilisent en remplacement des médicaments à base de codéine,
des calmants, l'alcool. Souvent, ils mélangent plusieurs produits
pour obtenir l'effet qui leur convient. Ainsi, j'en ai connu qui avalaient
six à dix boîtes de « néocodions » par
jour où plusieurs boîtes de « Rohypnol ». Parfois
ils diluaient certains médicaments et parvenaient à se
les injecter.
Mais comme ces produits n'étaient pas faits pour cela, il en
découlait souvent des problèmes médicaux. Je racontais
ces histoires à des amis qui trouvèrent assez choquant
que les usagers de drogues puissent se procurer facilement autant de
médicaments. « Les médecins devraient être
plus sérieux ». Je leur expliquais que les toxicomanes
étaient capables d'aller voir plusieurs médecins tous
les jours, de falsifier les ordonnances et qu'il était difficile
de faire des lois qui soient incontournables. D'ailleurs,quand ils ne
trouvaient pas ce qu'ils voulaient auprès des médecins,
ils pouvaient acheter des médicaments dans la rue, et notamment
auprès des personnes âgées démunies qui revendent,
au marché noir, les médicaments qui leurs ont été
prescrits.Certaines personnes âgées se constituent ainsi
une petite « retraite complémentaire ». Tous ces
médicaments consommés de manière abusive étaient
la source de nombreux problèmes médicaux parfois assez
graves.
Exclus de l’eau
Il y a eu des époques où les rassemblements de toxicomanes
faisaient peur aux autorités. Certaines municipalités
s'étant aperçues que ces rassemblements avaient lieu autour
des points d'eau, firent supprimer les fontaines publiques. Certains
usagers de drogue n'avaient alors que l'eau des caniveaux pour faire
leur mélange. C'est sans doute ce qui a été la
cause de ces épidémies d'hépatite et de bien des
accidents d'injection.
Equipe/névrose
Dans le travail quotidien, nous étions confrontés sans
cesse a des demandes auxquelles nous ne pouvions répondre.Cette
absence de solutions était difficile à supporter, d'autant
qu'il s'ajoutait à cette situation des problèmes de relations
dans l'équipe. Pour la petite histoire, il y avait, avec nous,
un ancien toxicomane qui était à la fois le chauffeur
du bus et la personne chargée de l’accueil. Je le remplaçais
à la conduite du bus quand il était en congé. Ce
simple fait anodin, (de le remplacer) semblait avoir déclenché
chez lui des réactions d'agressivité à mon égard,
alors qu'il y avait eu des moments où l'on avait une relation
correcte de partage du travail et des informations. Un jour, j'appris
que sa mère était assistante sociale. Je compris plus
tard qu'il avait transféré sur moi, toute l'agressivité
qu'il aurait aimé adresser à sa mère, à
cause de l'incapacité, dans laquelle elle s'était trouvée,
de le soigner, lorsque lui-même était toxicomane. J'étais
moi-même en tant qu'assistant social très souvent dans
l'incapacité de résoudre tous les problèmes dont
les usagers nous chargeaient.De ce fait je me trouvais dans la situation
qui avait été celle de sa mère pendant quelques
années.La responsable associative du projet était une
psychiatre, elle avait mis en place les conditions théoriques
pour résoudre un problème de ce genre. Nous avions, une
fois par mois, une réunion animée par une psychanalyste.
Jamais nous n'avons pu décrypter, avec elle, cette histoire.
Il me faut dire aussi, que le shit était fumé abondamment
dans toutes les réunions que nous avions et j'avais bien l'impression
que cela ne facilitait pas le dialogue. Tout questionnement était
vécu comme une attaque personnelle.
Agacé par ces tiraillement, je décidais de rejoindre une
autre équipe de « médecins du monde » qui
se préparait à ouvrir un centre de soins pour toxicomanes
avec prescription de méthadone.
Troisième expérience
Après les deux expériences précédentes il
était devenu évident pour moi que le soin aux toxicomanes
ne pouvait que passer par la substitution, c'est-à-dire la prescription
d'un médicament de remplacement de l'héroïne. Cette
substitution, était le seul moyen d'arrêter cette course
infernale auxquelles étaient contraints les usagers de drogue.
Arrêter cette course infernale, c'était la condition pour
qu'ils puissent prendre en compte leur santé.
Trop humain, mal humain
Sous l'impulsion des fortes recommandations de la communauté
européenne, la France s'engageait dans une forme de soin qui
était depuis longtemps refusée par les soignants en toxicomanie.
Pour vous permettre de mesurer à la fois le retard qu’avait
pris la France et la nature meurtrière de cette philosophie de
soins qui imprégnaient le monde des soignants, il faut savoir
que la substitution à la méthadone était déjà
utilisée en Suisse et aux États-Unis depuis plus de trente
ans, ainsi qu'en Angleterre, en Italie, en Espagne. En France il n'y
a avait qu'un programme expérimental qui tentait vainement de
reproduire les expériences faites en Suisse et aux États-Unis.
Expériences qui montrait très clairement que la substitution
à la méthadone améliorait beaucoup la situation
sociale et sanitaire des usagers de drogue. J'insiste sur ce retard,
non pas pour mettre en cause les chercheurs ou les institutions, mais
parce qu'ils révèlent la forte influence d'une sorte de
très haute philosophie de l'humain.
L’héroïne, d’abord un
médicament
En entrant dans cette équipe de soin, il m'était paru
nécessaire de m'informer sur l'histoire de la méthadone,
de l'héroïne, etc... Ainsi j'appris que l'héroïne
avait été découverte en 1874 à l'époque
où ont cherchait notamment des calmants pour la toux des tuberculeux.
Les chercheurs s'étaient aperçus que cette nouvelle molécule
pouvait calmer, à faible dose, les états de manque des
opiomanes. Plus tard, il s'averra, que détournée de son
usage, l'héroïne pouvait induire une grande dépendance.
En France son usage thérapeutique ne fut interdit qu'en 1962,
tandis qu’elle ne fut supprimée de la pharmacopée
qu'en 1971.
Il est absolument étonnant le décalage qui existe entre
la croyance populaire qui considère l'héroïne comme
un dangereux toxique, les philosophes qui la tiennent pour une sorte
de prison de l'âme et la réalité, qui pourrait nous
faire voir, simplement, un médicament pas forcément dangereux
pour la santé mais qui pose quelques problèmes lorsqu'il
est détourné de son usage. Je suis un petit peu ironique
quand j'écris « quelques problèmes », car
en fait ce qui est visé par toutes les législations, dans
le monde, c'est la dépendance. Or le phénomène
de dépendance, isolé de l'environnement, n'est pas un
problème de santé ; lorsque que le produit est à
disposition, il ne pose pas de problème social non plus. Ce qui
semble inacceptable, pour la communauté humaine, c'est cette
dépendance, qui n'est en fait qu'un problème philosophique.
Est-ce bien raisonnable, même au nom d'une si belle philosophie
de l'humain, d'empêcher des individus d'accéder aux produits
qu'ils recherchent, quand la mort de ces individus est le principal
résultat de cette philosophie ?
Enfin un produit
C'est donc avec ces nouvelles connaissances, que j'abordais mon nouveau
travail. J'avais aussi en tête, ces demandes désespérées
des usagers de drogue de la rue, qui tous les jours nous tendaient la
main pour trouver des solutions. J'espérais de tout coeur que
nous allions former une équipe qui entendrait ces demandes. Le
directeur comptait beaucoup sur moi car j'étais le seul de l'équipe
à avoir travaillé avec des usagers de drogue. J'étais
le seul aussi, à en connaître beaucoup, et à pouvoir,
pensait-il, les faire venir au centre de soins. Notre médecin
faisant ses premières armes dans ce domaine, nous avons démarré
doucement. J'étais plutôt satisfait du travail que nous
faisions. Ils arrivaient au centre avec de nombreux problèmes.
Tout d'abord la prise d’héroïne qu'il fallait arrêter
la veille de la première prescription de méthadone. Ensuite,
venait en urgence leur situation de santé. Près de 80
% étaient séropositifs et beaucoup étaient porteurs
de l'hépatite C. Pour la plupart, ils n'avaient pas fait de bilan
médical depuis longtemps. Nous étions tous sollicités.
Le médecin commençait par dégrossir la situation
sur le plan de la santé, les infirmiers faisaient le tour de
tous les bobos qui étaient de leurs compétences, en même
temps il fallait rapidement mettre à jour la situation sociale
pour qu'ils aient de nouveau une assurance-maladie, un revenu minimum
et pouvoir ainsi continuer les bilans de santé qui, souvent,
devaient se poursuivre à l’hôpital. Certains vivaient
en famille, souvent avec leurs mères seules, parfois ils venaient
de la rue.
Les premières semaines furent bénéfiques pour toutes
les questions urgentes. Le voile des urgences de santé se leva,
et nous avons commencé à buter sur les aspects moins visibles
de l'usage de drogues.
Tout d'abord, les usagers durent accepter l'absence d'effet psychotrope
de la méthadone. En effet la méthadone n'a pas d'actions
sur l'humeur. Au fil des jours qui passaient, cela devenait de plus
en plus difficile. Et oui ! Un opiacé d'accord mais sans le plaisir
(sans le flash successif au shoot).
C'est à ce prix que notre société, dont on oublie
parfois qu'elle a des racines profondément ancrées dans
la tradition judéo-chrétienne (vous savez ?culpabilité,
souffrance rédemptrice,etc.), avait fini par accepter une partie
de la demande des toxicomanes.
Ensuite nous découvrions les difficultés relationnelles
propres à chacun d'entre eux. À l'origine, il y avait
des événements qui pouvaient être ; l'inceste, le
décès en bas âge de l'aîné de la fratrie,
la violence d'un des parents, l'abandon. Parfois les difficultés
relationnelles n'avaient pas d'origines aussi apparentes.
Natacha
Dans nos réunions nous étions assaillis de questions complexes,
médicales, sanitaires, sociales, philosophiques, psychologiques,
psychanalytiques. Une fois les usagers relativement stabilisés
par la méthadone, il semblait que tous les problèmes réapparaissaient.
Par exemple, si on avait travaillé plusieurs semaines pour trouver
un foyer à telle jeune femme, en quelques jours son admission
pouvait être remise en cause par des événements
qui pouvaient paraître anodin. C'est arrivé à une
jeune femme qui ne supportait pas l'obscurité. Elle avait besoin
d'une lumière pour dormir, un peu comme le demande certains enfants.
Faire accepter, à l'équipe du foyer, l'idée qu'il
était important que cette jeune femme ait simplement une veilleuse
éclairée la nuit, était un problème quasiment
insoluble. Cette jeune femme avait été victime de viol
incestueux. Elle racontait que ces traumatismes répétés
se passaient toujours la nuit, dans le noir, et c'est pourquoi elle
ne supportait pas l'obscurité. Il fallut de nombreuses heures
de négociations à l'éducatrice qui s'occupait d'elle,
pour parvenir au maintien de sa prise en charge en foyer. Cela se passait
en 1995 et les acteurs sociaux en général étaient
très réticents à l'abord des usagers de drogue.
J'ai utilisé cet exemple caricatural car il est un indicateur
de la force des représentations négatives dont les usagers
de drogue pouvaient être victimes. Cependant, malgré eux,
les usagers ne facilitaient pas les choses. Souvent lorsqu'une difficulté
était surmontée, d'autres apparaissaient. Et l'on revenait
au point de départ. Cela me faisait penser à une sorte
de névrose d'échec, un peu comme si toutes les galères
passées ne voulaient pas disparaître. Le moindre accroc
à la vie quotidienne justifiait souvent un retour à l'héroïne.
Mais comment résister à une dépendance aussi violente
quand l'avenir est obscurci par les nombreuses blessures de l'enfance,
de la maladie, de l'exclusion.
Mentir pour être
Pour accéder au centre de soins il leur fallait dire qu'ils souhaitaient
arrêter l’héroïne. Ils avaient très vite
compris que c'était ce que nous attendions. Quand ils semblaient
ne pas le savoir, en ce qui me concerne, je le leur suggérais.
Lors des entretiens ils finissaient tous par dire qu'ils voulaient arrêter
l'héroïne, ce qui n'était jamais vrai. La plupart
n'avaient jamais été aussi bien qu'avec ce produit dans
le corps. Ils voulaient seulement cesser d'être écrasés
comme dans un étau entre le besoin et l'interdiction.
En quelques semaines, la limite de capacité d'accueil
du centre était atteinte. L'équipe voulait parfaire le
travail commencé. Il était hors de question de n'être
que « des dealers en blouse blanches ». C'était l'expression
consacrée pour rappeler que le gouvernement avait accepté
ces programmes de substitution, à condition qu'ils soient assortis
de soutien psychologique et socio-éducatif. Était-ce vraiment
le gouvernement ou la pression des associations de soins aux toxicomanes
? Je dois reconnaître que les comptes-rendus des expériences
de substitution à la méthadone, aux États-Unis
depuis trente ans, insistaient sur le fait que les prescriptions de
méthadone donnaient de meilleurs résultats quand les usagers
bénéficiaient d'un soutien de qualité.
Le directeur n'avait de cesse d'insister sur l'obligation des entretiens
associés à la substitution. Nous devions absolument rencontrer
régulièrement les usagers que nous avions en charge, pour
des pseudo entretiens psychothérapique. « Pseudo »
car ni l'éducatrice, ni les infirmiers, ni moi-même, n'avions
de formation spécifique dans ce domaine.D’ailleurs, en
France, la plupart des psychologues et des psychiatres n’ont pas,
eux non plus de formation de psychothérapeute. Pour parvenir
au but fixé, où pour jouer le jeu, on utilisait tous les
registres possibles, de la séduction à l’injonction,
voire à la coercition.
Pierre
J'ai eu à soutenir de nombreux usagers de drogue pendant plusieurs
mois. L’un d'entre eux, qui, dès les premières semaines
sous méthadone, avaient bénéficié d'un mieux-être
étonnant, tomba par la suite dans un état dépressif
qui alla en s’aggravant. L’équipe était très
inquiète. Nous avons essayé tous les moyens pour le soutenir,
mais rien n'accrochait. Il nous présentait « une surface
psychologique lisse», sur laquelle aucun d'entre nous n'avait
de prise. Nous sommes tous resté démunis. Il avait sombré
petit à petit dans l'alcoolisme. Il se suicida un jour en prenant
une très forte dose de neuroleptiques associée à
de l'alcool. A la suite de ce drame nous avons été tentés
d'incriminer la méthadone, notamment pour ce qu'elle n'apporte
pas d'effet euphorisant. Je crois que la vie d'exclusion, dans laquelle
avait été confiné cet usager, avait détruit
en lui toute énergie positive et tout espoir qu'un avenir se
dégage peu à peu pour lui. Cela pouvait être aussi
ma faute. Comme le reste de l'équipe, j'étais très
peu formé pour prétendre à mener ces soi-disant
entretiens thérapeutiques. Un sens extrême de l'honnêteté
aurait pu justifier que je refuse de telles responsabilités.
Heureusement pour ma conscience, il y avait aussi dans l'équipe
un psychiatre et une psychanalyste bénévole. Je n'étais
pas seul dans cette prise en charge, je n'étais pas seul dans
cet échec.
Chef Paul, l’infirmier
Le fossé se creusait de plus en plus entre ce que j'avais espéré
pour les toxicomanes de la rue, que j'avais rencontré dans l'équipe
précédente, et ce que cette nouvelle équipe m'obligeait
à faire. Je croyais à des résultats quasi immédiats
pour tout ce qui était urgent, mais nous étions peu armés
pour le travail de fond qui resterait. Nous étions convenus,
un peu contraints forcés, que l'éducatrice, l’assistant
social, les infirmiers, assumerait des tâches similaires. En tant
qu'assistant social, je devais les aider, voir les former au travail
social, tandis que je devais participer à la délivrance
de méthadone. Les infirmiers avaient tendance à s'enfermer
dans une gestion obsessionnellement rigoureuse de la méthadone.
Il faut reconnaître, que la méthadone bénéficiait
de l'« aura » plutôt négative dont bénéficient,
en France, l'ensemble des opiacés. Elle était considérée
comme un produit dangereux et ils en étaient les gardiens attitrés.
« Gestion obsessionnelle » se traduisait par un accueil
assez rigide, une sorte d'interrogatoire journalier et intrusif qui
donnait souvent lieu à une explosion verbale de l'usager de drogues,
voir à des débuts de violences.
L'équipe m'avait fait la réputation de quelqu'un qui savait
gérer ces accidents. Ainsi, chaque fois, on m'appelait au secours,
je calmais le jeu en cours et régulièrement les infirmiers
sortaient de l'expérience profondément blessés
dans leur amour propre, tandis que je pouvais « me pavaner »
avec un ego d'autant plus flatté.
En fait, ces histoires ne me plaisaient pas du tout, car cela envenimait
des relations qui commençaient à être tendues du
fait du décalage qu'il y avait entre mon expérience de
la rue et le désir du reste de l'équipe de s'investir
dans un travail de fond. Ce travail touchant au relationnel et au psychologique
leur paraissait extrêmement valorisant, alors que délivrer
simplement un produit équivalait dans leur esprit à l’action
de « dealer ».Ils s’identifiaient au psychologue sauveur,
tandis qu’ils rejetaient toute possibilité de confusion
avec « le dealer ».C’était aussi, attribuer
beaucoup de pouvoir à la psychologie, à la parole, voir
à la confession salvatrice.
Je me laissais, malgré moi, entraîner dans une situation
névrotique dont il serait une fois de plus difficile de sortir,
malgré ces mêmes réunions de régulation.
L’urgence ça n’existe pas
Nous avons commencé à avoir des demandes d'usagers de
drogue qui voulaient une réponse immédiate et nous n'y
avons jamais répondu.Ils se présentaient dans l’urgence,
car lorsqu’ils décidaient une fois de plus d’essayer
d’arrêter l’héroïne, pour éviter
la crise de manque et ces souffrances insupportables, ils essayaient
d’obtenir un accès aux soins rapide.
Or, un des aspects théoriques du soin, tel que le concevait l'ensemble
des soignants en toxicomanie, consistait dans le refus de toute réponse
immédiate dite « dans l'urgence ». Ceux-là
considéraient que, pour entrer dans un processus de soin, il
fallait se présenter avec une décision mûrement
réfléchie et posée. Notre équipe avait suivi
ces recommandations.
Ainsi pour accéder au centre de soin, il fallait prendre rendez-vous,
et rencontrer successivement, à une semaine d'intervalle, trois
membres de l’équipe, qui représentaient chacun un
aspect de la prise en charge, qui se voulait médicale, sociale
et psychologique.
Trois semaines après les premiers contacts, la prescription de
méthadone pouvait commencer. L'usager dépendant de l'héroïne
devait donc continuer ses journées de vol, de deal ou de prostitution,
venir à un rendez-vous, recommencer ses journées ; entre-temps,
éventuellement se faire arrêter à cause d'une de
ses nombreuses pratiques illégales, rater le rendez-vous suivant,
se décourager, revenir plus tard dans l'urgence. C'était
un parcours « du combattant » que l'on imposait à
des personnes épuisées par l'usage d'une drogue.
« Drogue » qui était interdite car elle amenait l'individu
à une sorte de déchéance de l'âme et annihilait
toute volonté.
Un zeste de cohérence
D'après les motifs mêmes de la prohibition de l'usage de
drogues, tout professionnel aurait dû savoir qu'un usager d'héroïne
allait présenter , comme déficits, une absence de volonté,
des tendances suicidaires, une déchéance de l'âme
etc. etc.. Cependant, dans le même temps, on lui demandait, pour
entrer dans le système de soin, d'avoir une volonté «
d'enfer », que cette volonté soit durable et qu'il soit
assez peu dépendant de l'héroïne, pour pouvoir être
à l'heure consécutivement à plusieurs rendez-vous.
Angélique
J'ai eu, un jour, l'appel d'un professionnel qui me dressa le tableau
d'une jeune fille de 18 ans qui étaient dépendante de
l’héroïne, qui vivait dans la rue et qui était
en grande difficulté. À tel point que cette personne ne
savait pas si sa protégée pourrait venir à des
rendez-vous et même, si elle vivrait encore quelques jours. Je
lui proposais de l’inviter à venir quand elle voudrait,
que je la recevrai à n'importe quel moment. La jeune fille apparue
au centre de soin quelques jours plus tard. De l'entretien que j'ai
eu avec elle, il ressortait qu'elle avait été abandonnée
très tôt dans un foyer de l'enfance. Vers ses dix ans,
des aînés de ce foyer l'avaient rendue dépendante
à l'héroïne et l'avait obligée à se
prostituer. Elle était séropositive, porteuse de l'hépatite
C. Son état de santé paraissait alarmant. J'ai essayé
d'obtenir que les deux médecins la rencontrent. Sous les prétextes
habituels qui étaient ; la règle établie, le surcroît
de travail, l'impossibilité de la faire passer entre deux rendez-vous
; ils refusèrent. Cette jeune fille était mignonne comme
tout, blonde, les yeux bleus, mince, enfin trop jolie, pour qu'on cède
à cette demande dans l’urgence, qui ne pouvait être
qu'un caprice (ici aussi il s'agit de représentation : que peut-être
une jolie jeune fille blonde aux yeux bleus, sinon, déjà,
une petite garce capricieuse). Elle fut victime de son physique. Elle
revînt quinze jours plus tard et ce fut le même scénario.
Enfin, du temps où j'étais dans cette équipe, elle
n'a pas pu accéder à un soin.
Qu’il est difficile , pour toute une génération
de professionnels , de changer de points de vue au sujet de l'héroïne
, quand ce changement demande une remise en cause profonde des théories
personnelles qui les ont portés pendant bien des années.
C'est pourtant ce même effort qu'attendaient les soignants, de
la part des toxicomanes.
Nous vivions ces contradictions de bien des façons.
Cohérence toujours
Une autre petite histoire a été le recrutement d’un
ex-toxicomane, comme agent d’accueil. Le centre de soins possédait
une grande salle d'accueil. Les usagers pouvaient y arriver librement,
s'asseoir un moment, boire un café, se décontracter, échanger
avec les autres usagers. Après plusieurs semaines de fonctionnement,
cette salle d'accueil était devenue un lieu où les usagers
parlaient entre eux de leurs difficultés, mais aussi des lieux
où ils pouvaient trouver de l'héroïne, du shit.Quelques
semaines de plus et nous deviendrions le meilleur lieu de deal de la
région. Nous avons alors évoqué la possibilité
d'embaucher un ex toxicomane pour nous aider à gérer cette
salle d'accueil. J'étais plutôt favorable à ce choix,
mais mon expérience précédente m'avait appris que
ce ne serait pas simple. J'avais notamment signalé au directeur
que la principale difficulté pour cet ex-usager de drogues, sera
la proximité avec d'autres usagers et donc avec le deal et tous
les produits. Car cette proximité réactivera sans doute
le désir de produits. L'avantage que le directeur trouvait à
la présence d'un ex usagers de drogues dans cette salle d'accueil,
résidait dans la capacité que cette personne aurait à
repérer chez les usagers des pratiques interdites au centre(notamment
le deal). Un ex-usager fut recruté. Son adaptation se fit dans
de bonnes conditions. Mais, il arriva qu'un jour, il se serve de la
pharmacie pour prendre des médicaments destinés à
la substitution. Cet usager fut licencié. J'ai trouvé
cela assez déplorable car à mon sens on ne pouvait pas
demander un ex-toxicomane d'être au contact de tous ces produits
et de ne jamais faire « un faux pas ». D'autant plus que
la principale raison pour laquelle il était embauché,
c'était qu'il avait été toxicomane.
Mais ce directeur n'était pas à une contradiction près,
car en effet j'appris par la suite qu'il avait utilisé des usagers
pour se fournir en shit et en cocaïne. Une fois de plus la réalité
venait se cogner durement contre la loi. Une loi qui ne s'applique pas
à tous de la même façon et dont les effets dépendent
beaucoup de la position occupée, n’est-ce pas ?
Paul
J’ai envie maintenant de vous parler d’un des usagers dont
l'histoire m'a le plus ému. À sa première visite
il me raconta brièvement son histoire. Ses parents avaient longtemps
vécu en Amérique du Sud ; né en France il avait
fait un début d'apprentissage dans la bijouterie à Paris.
Là, il avait côtoyé des gens d'un milieu aisé.
Il a très vite goûté à la cocaïne. Pour
amortir « la déprime » qui suit la prise de cocaïne,
il a été amené comme beaucoup d'usagers à
utiliser l'héroïne. Il s'est ainsi laissé entraîné
petit à petit vers la délinquance. Il a braqué
des banques, voyagé dans plusieurs pays d'Extrême-Orient
pour ramener de la cocaïne et de l'héroïne. Il a passé
près de quinze ans de sa vie en prison. Au moment où nous
l’avons connu, il était en phase maladie du sida, et porteur
de l'hépatite C. Il ne s’était jamais fait soigner.
Il était très faible physiquement. Les débuts sous
méthadone lui permirent en quelque sorte de reprendre son souffle.
Il venait volontiers aux entretiens que je lui proposais. C'est ainsi
qu'il me raconta comment il avait perdu son père.
Il avait alors dix ans et son père avait une maladie pulmonaire.
Un jour, le médecin lui avait dit à peu près ceci
: « si ton père souffre trop, il faudra que tu lui fasses
une incision sur le côté du ventre ». Un jour qu'il
était seul avec son père et que celui-ci souffrait le
martyre, Paul décida, après bien des hésitations
de tenter l’incision conseillée par le médecin.
Son père mourut ce jour là. En rentrant sa mère
s'écria « mon Dieu qu'a tu fais ». Ensuite ce fut
le silence. Jamais ils ne parlèrent de ce qui s'était
passé. Paul était resté, toute son enfance, avec
ce poids sur la conscience : « j'ai tué mon père
». En écoutant Paul me raconter son histoire, j'avais l'impression
d'entrer avec lui dans le cauchemar qu'il avait vécu. Ainsi que
je vous l'ai confié dès les premières lignes, j'ai
eu à souffrir, dans mon enfance, de blessures qui n'étaient
pas graves. Mais l'événement que Paul racontait me paraissait
être une horreur à supporter. D'ailleurs, les entretiens
qui suivirent, confirmèrent cette impression. Ce sentiment d'avoir
tué son père l'avait poursuivi toute sa vie. Son passé
dans le grand banditisme aurait pu faire de lui quelqu'un de très
sûr, d'hautain, de vulgaire, alors que, dans les contacts du quotidien,
il était toujours très attentionné et ne se faisait
jamais passer en premier. Pendant plusieurs mois, après son admission
en appartement thérapeutique, je traversais tout Marseille pour
aller le voir une fois par semaine. À chaque visite, c'est lui
qui se souciait « du temps que je perdais dans les embouteillages
» et de ma fatigue, alors que son état de santé
se dégradait et devenait inquiétant. Son admission dans
ces appartements thérapeutiques avait été un grand
pas. À part ces séjours en prison, il avait toujours vécu
seul avec sa mère qui était handicapée.
Il fallut qu'elle rentre en maison de retraite, pour que Paul, qui était
de plus en plus affaibli par la maladie, accepte qu'on s'occupe un peu
de lui. Il n'avait jamais parlé de ses émotions et je
crois qu'il a été très heureux, soulagé,
de commencer à le faire.
Raconter ces histoires ?
C’est pour moi une sorte de devoir de mémoire envers tous
ces usagers de drogue décédés dans l'indifférence.
En même temps ,c'est peut-être le moyen de vous faire partager,
au plus près, une expérience chargée d'émotion
et la construction d'une pensée qui a tenté de se libérer,
au fil des jours , des représentation, des idées toutes
faites, des pressions d'un environnement hostile.
Vers une conclusion
Deux zestes de cohérence
Je ne suis toujours pas sûr de bien savoir ce qu'est la toxicomanie
à l'héroïne. Pourtant il me semble qu'il y a, à
peu près, deux points de vue possibles :
-- Soit l'héroïne est réellement un produit dangereux
qui détruit l'âme, et anéantit toute volonté
; et dans ce cas les usagers qui en sont victimes doivent être
accueillis en tenant compte de ces dégâts ; ce qui implique
qu'il faudrait d'abord leur donner un produit de substitution et ensuite
les aider à renforcer leur volonté et à dépasser
cette sorte de névrose d’échec, dans laquelle les
ont fait plonger, ces longues années où l'héroïne
a pu faire sur eux son travail de dégradation.
-- Soit l’héroïne, qui a tout d'abord été
un médicament de la toux, est un produit, qui, même après
des années d'utilisation, laisse à ses usagers une volonté
intacte sans aucune conséquence grave sur l'âme et la santé
; ils peuvent alors, effectivement, solliciter un soin avec toute la
patience et la ténacité nécessaire. Mais, dans
ce cas, on peut se demander pourquoi elle est interdite.
J'ai envie de m'amuser à dire, qu'en accord avec les philosophies
hindouistes ou bouddhistes, une sorte de vérité pourrait
« être » entre ces deux propositions (la voix du milieu
?).
L'héroïne a été utilisée parfois pendant
plus de dix ans par certains toxicomanes. L'état dans lequel
ils sont arrivés pour la première fois au centre de soin
ne prouve en rien la dangerosité du produit. La plupart des usagers
de drogues présentaient des problèmes de santé
liés au V. I. H., aux carences alimentaires, à d'autres
produits utilisés et qui pouvait avoir abîmé leur
foie ou d'autres organes. Je pense ici à tous les médicaments
psycho actifs notamment prescrits par les psychiatres, et les codéinés
qui ont pendant longtemps constitué l'essentiel de la substitution
sauvage à laquelle pouvait avoir accès les usagers de
drogues.
L'autre argument le plus utilisé contre l'usage d'héroïne
est le risque de mort par surdosage. Autrement dit, la fameuse overdose.
Une analyse précise des rapports de police concernant les overdoses
pourrait nous indiquer qu'en fait il s'agit le plus souvent d'accidents
d'injection dus aux impuretés et à d'autres toxiques mélangés
à l'héroïne. Parfois le surdosage est consécutif
à un séjour en prison. Il survient au moment de la sortie
de l'usager de drogues. Celui-ci utilise alors le dosage auquel il était
habitué avant l'entrée en prison. Il peut être alors
victime d'une overdose due au sevrage, même relatif, qu'il a vécu
pendant le temps de son incarcération. Parfois encore, il s'agit
de tentative de suicide réussie.
L'ensemble de la population, et plus particulièrement
encore les soignants en toxicomanie, ont eu longtemps à l'esprit,
que ce qui caractérise le plus les toxicomanes, c'est leurs tendances
suicidaires. Pourtant on a pu prouver, ces dernières années,
avec les programmes de réduction des risques, que les usagers
de drogues prenaient en compte leur santé. Ces programmes ont
été tellement bien accueillis par les usagers qu'on ne
peut pas continuer à mettre sans cesse en avant ces soi-disant
tendances suicidaires de l'usager de drogues.
L'expérience que j'ai vécue auprès d'eux, me porte
à croire que c'est la législation prohibitive, et les
conséquences qu'elle a sur le mode de vie des toxicomanes, qui
les conduit au désir de suicide.
Ainsi se pose la question :
Pourquoi interdire l'héroïne ?
Il faut, pour tenter de répondre à cette question, tenir
compte de la pratique de la substitution sauvage. En effet tous les
usagers de drogues, à un certain moment donné de leur
vie, ont été amenés à consommer un certain
nombre de médicaments pour faire face au manque d'héroïne.
Cela pouvait être des périodes où l'héroïne
leur était inaccessible par manque d'argent. Cela pouvait faire
partie aussi des nombreux moments où ils ont essayé de
se sevrer de l'héroïne. Dans ces moments-là, ils
utilisaient tout médicament qui pouvait contenir un opiacé
ou encore tout autre médicament qu'ils avaient essayé
et qui pouvaient leur apporter un état satisfaisant. Ce pouvait
donc être, des codéinés, des hypnotiques etc.
Selon l'état recherché, certains associaient ces médicaments
à l'alcool, au shit. Si la plupart évoquaient volontiers
la pratique qu'ils avaient de l'héroïne, il parlait beaucoup
plus difficilement des quantités de cachets qu'ils absorbaient.
D’interdictions en détournements
J’ai évoqué plus haut les quantités impressionnantes
de cachets qui peuvent être ingérés.J’ai aussi
signalé l’exception française qui a consisté
dans les années 1995,à mettre sur le marché de
la substitution,un médicament utilisé nulle part ailleurs
dans ce but. Il s’agit du Subutex.Comme la méthadone,c’est
un produit qui permet aux toxicomanes de se passer de l’héroïne.Mais
,alors que la méthadone est délivrée sous une forme
liquide impossible à injecter,le Subutex est lui,délivré
sous forme de cachets que les usagers peuvent diluer et s’injecter.Ils
parviennent ainsi à obtenir un effet qui les intéresse.Quand
ce produit a été mis sur le marché,la possibilité
qu’il soit utilisé en injection a été un
soucis de plus.En effet,il était évident que ce médicament
serait détourné de son usage.Nous savions qu’il
serait utilisé en voie injectable.Mais les décideurs n’ont
pas demandé leur avis aux intervenants qui étaient sur
le terrain. Aujourd’hui on constate que ce médicament est
devenu pour les toxicomanes, un produit de plus.Il est injecté,
revendu au marché noir, comme l’a été la
méthadone au début de sa mise sur le marché.Le
Subutex est même pour certains le premier produit utilisé
en début de toxicomanie.Autrement dit, il est une porte d’entrée
dans la toxicomanie. Quand on sait que ce qui intéresse le plus
cette population, ce sont les produits proches de l’opium, on
peut dire que cette évolution était prévisible.Je
persiste à croire qu’aucun médicament ou produit
ne peut-être considéré à lui seul comme une
porte d’entrée dans la toxicomanie.
L'existence de la substitution sauvage, des détournements de
médicaments, devrait nous obliger à accepter l'idée
que les toxicomanes ont besoin d'un produit. Certains usagers de drogues
préféreront dire qu'ils ont choisi de vivre avec des produits.
Ou encore que ces produits sont une béquille pour vivre mieux
qu'ils ne pourraient sans cela.
La porte d’entrée dans la toxicomanie, c’est sûrement
une sorte de souffrance.
Ce qui est aussi en jeu, c’est la liberté de se soigner
seul, de décider seul de ce qui est bon pour soit.Cet aspect
vient en confrontation spectaculaire avec la volonté du corps
médical d’avoir un pouvoir quasi-total sur les produits
à usage « thérapeutique ». De ce point de
vue la pratique des usagers de drogue peut-être considérée
comme une lutte pour la liberté.
Avez vous pensé ; « contradiction de plus ! » ?
Pour les professionnels du soin aux toxicomanes, la toxicomanie pose
essentiellement le problème de ce besoin de produits. Pourtant,
ayant eu quelques lectures sur les pratiques des civilisations anciennes,
il me semble qu'on peut dire, que de tout temps, les hommes ont utilisé
des produits, voir des toxiques à d'autres fins que la satisfaction
des besoins alimentaires. En effet chez les druides le chanvre européen
était utilisé lors de certaines festivités. les
Indiens du Nord et du sud de l'Amérique, les hindous, les Africains
ont eux aussi eu des pratiques du même genre,utilisant le chanvre
indien,le pavot,les champignons,etc.….. Certains ethnologues ont
bien décrit comment l'ingestion de toxiques était utilisée
en Afrique pour approcher les états comateux ou autrement dits
ces états proches de la mort. D'ailleurs ces pratiques étaient
presque toujours reliées à des recherches de nature mystique.
Toutes ces contradictions montrent les faiblesses de
notre
Démocratie médiatique imbécile
La question de la prohibition des drogues n’est plus mise à
l’ordre du jour depuis très longtemps, car les hommes politiques
ne veulent pas aborder un sujet sur lequel il semble qu’il y ait
un consensus de la population.Je crois effectivement, qu’actuellement
la grande majorité des citoyens sont favorables à la prohibition
des drogues.Cette majorité est laissée dans l'ignorance
par des médias qui diffusent une information parcellaire, mensongère.
Bien souvent les médias se contentent de dire ce que les gens
ont envie d'entendre. Ainsi, elles n’assument pas leur rôle,
qui, dans une démocratie, est d'apporter une information objective
à laquelle nos activités quotidiennes ne nous donnent
pas accès naturellement.Est-ce malgré elles ? Ces médias
sont inféodées à des groupes de pressions, et à
une pensée populaire qui s'exprime plus sur le mode de l'hystérie
que de la raison.
Dernièrement encore, je regardais un documentaire de Bernard
de la Villardière au cours duquel il présentait la réinsertion
miracle d'un jeune toxicomane. Ainsi que l'a montré ce monsieur,
il est fort probable qu'un jeune adulte, à peine sorti de l'adolescence
et toxicomane depuis quelques mois, puisse sortir très vite d'une
erreur de direction.
Il est plutôt intéressant de donner espoir à ces
jeunes qui cherchent à sortir d'une impasse dans laquelle ils
se sont retrouvés par hasard.
Par contre il y a quelque chose de dramatique dans ce genre de documentaire.
Il est certain que cela va faire croire aux spectateurs, que sortir
de la toxicomanie est une simple affaire de volonté. Ce genre
de croyances alimente les représentations négatives que
j'ai évoquées, et porte une atteinte grave aux toxicomanes.
Pour que l'information transmise par un documentaire de ce genre ne
soit pas déformée ou mal interprétée, il
aurait fallu préciser la différence qu'il y a, entre l'exemple
montré et des toxicomanes qui ont passé dix années
en s'injectant de l'héroïne et pour qui il est impossible
de sortir de cette pratique comme par enchantement. Pour ma part, en
cinq ans de travail, je n'ai pas vu de toxicomane qui ait arrêté
complètement l'usage de toute drogue. Mais ce monsieur de la
Villardière est payé pour faire des reportages à
sensation. Il sait très bien que ce qu'il montre n'est pas la
réalité. Ce monsieur est un dangereux imbécile
qui fait du tort à la société tout entière.
Il faut savoir qu'être toxicomane cela fait souffrir beaucoup
de personnes autour de soi. Il y a eu des parents qui, ne sachant plus
quoi faire, ont tué leurs propres enfants. Il y en a d'autres
qui sont allés leur acheter de l'héroïne. Avec ce
genre de reportage on corrobore, auprès des parents, plusieurs
idées. Tout d'abord les toxicomanes doivent arrêter, ensuite
ils le peuvent, enfin que c'est relativement facile. Avec des idées
aussi simplistes, que peut-il arriver dans une famille, sinon une confrontation
violente.
En alimentant des représentations aussi fausses, on augmente
l'incompréhension. Mais les médias n'ont pas ce genre
de souci éthique.
Un soupçon d’histoire
Pour essayer de comprendre comment notre société a justifié
la prohibition, j’ai recherché des textes évoquant
les racines plus anciennes de cette histoire. C'est ainsi, que j'ai
trouvé récemment un texte qui porte le titre « les
guerres de l'opium dans la Chine du XIXe siècle » de Gérald
Béroud.
Ce texte qui relate un aspect particulier de l'histoire de la Chine,
fait remonter à l'année 659 les premières mentions,
concernant le pavot, qui furent faites dans la « nouvelle pharmacopée
» de (Xinxiu bencao). D'après différents textes
d'origine chinoise, le pavot était connu pour son application
aux problèmes intestinaux. Tous les auteurs faisaient référence
à son usage médical. Au XVe siècle un gouverneur
d'une contrée chinoise mentionne la possibilité de façonner
la vie quotidienne et la manière de préparer ce narcotique.
Trois « drogues » étaient utilisées à
cette époque en Chine : le thé, le tabac et l'opium (dérivé
du pavot). En 1644, le tabac fut le premier à être interdit
au nom des principes de Confucius. C'est à cette époque
semble-t-il que les Chinois commencèrent à fumer l'opium.
En 1729 la cour impériale prononça son premier édit
prohibant le trafic. Les Anglais succédèrent aux Portugais
dans la commercialisation de l'opium et ce, malgré l'interdiction.
En 1780, un édit impérial réaffirma l'interdiction
de la vente en y ajoutant que la consommation de l'opium était
elle aussi prohibée. Malgré la prohibition mise en place
, l'historien auteurs de ce texte rapporte que le trafic de l'opium
passa de 200 caisses de 65 kilos en 1762 à 40 000 caisses en
1839. À cette époque le commerce de l'opium permettait
à l'Angleterre de rééquilibrer sa balance commerciale
avec la Chine. Pendant les années qui suivirent, à plusieurs
reprises, certains dirigeants chinois exprimèrent l'idée
qu'il fallait légaliser l'opium. Déjà en 1836,
un juge de canton, tout en reconnaissant les effets pernicieux de la
consommation, affirmaient que la prohibition comportait trop de conséquences
néfastes et que la punition demeurait inopérante. Il proposait
de légaliser l'opium et la classer dans l'arsenal pharmacologique.
En Angleterre on disait ne pouvoir renoncer à un commerce aussi
profitable.
De même que la Chine du XIXe siècle, celle du XXe siècle
semble avoir échoué dans sa politique prohibitionniste,
au moins autant, en tout cas, que l'Europe et les États-Unis
d'Amérique. En effet, Pour 1995, la National Narcotics Control
Commission en Chine avance le chiffre de 520'000 consommateurs de drogues,
chiffre qui fut nettement supérieur les années suivantes.
Ces dernières années, des textes ont été
écrits, décrivant notamment les conséquences économiques
de la prohibition des drogues sur le plan international. À l'instar
de la prohibition de l'alcool, qui avait été mis en place
au début du siècle dernier aux États-Unis, la prohibition
internationale des drogues a suscité des phénomènes
de profits illicites, de corruption. On peut apprendre que les bénéfices
des trafics de drogue sont globalement supérieurs au budget de
certains états. Le plus navrant, c'est que ces budgets ont servi
à la mise en place de nombreuses dictatures notamment en Amérique
du Sud.
Je suis tenté de dire que d'une certaine façon la prohibition
issue d'un sentiment humaniste, mise en place dans le cadre de nos démocraties
occidentales, débouche sur le développement de dictatures
qui représentent une déchéance de l'humanité.
En guise de conclusion,
De tout ce que j'ai pu voir, lire, ou entendre,
Il ressort, ceci :
-- la prohibition des drogues n'a pas empêché le commerce
illicite de se développer
-- l'illégalité de ce commerce a eu pour conséquence
une augmentation phénoménale du prix de ces drogues.
-- l'illégalité de ce commerce a conduit à la mise
sur le marché de produits non contrôlés qui s'avèrent
alors être de dangereux toxiques
-- l'illégalité de l'usage de drogues a conduit les toxicomanes
:
- à vivre dans l'exclusion
- à vivre dans la délinquance
- à perdre leur situation sociale
- à être victime des épidémies les plus graves
-- la loi française de 1970 consacrant l'interdiction de l'usage
et du commerce de drogue a été suivie d'une augmentation
exponentielle du nombre d'usagers de drogue.
-- les conséquences de cette illégalité ont conduit
à l'émergence de représentations inhumaine sur
des individus.
-- La preuve est faite qu’on ne peut empêcher l’existence,la
production de drogues,ni leur consommation, mais la preuve a été
faite avec de nombreux autres produits comme l’alcool,qu’il
est possible d’en maîtriser mieux la consommation et la
qualité.
-- actuellement la prohibition des drogues est un danger
pour la démocratie dans le monde et pour la santé de milliers
de personnes.
-- la plupart des adolescents qui utilisent des drogues peuvent arrêter
facilement s'ils sont correctement pris en charge et s’ils ne
souffrent pas de traumatisme psychologique trop grave.
-- la plupart des personnes qui ont utilisé un jour une drogue
n'ont pas continué.
-- les toxicomanes qui ont utilisé notamment l'héroïne
ou d'autres drogues pendant plusieurs années auront beaucoup
de mal arrêter.
-- ils auront d'autant plus de mal s'ils sont complètement désocialisés.
-- je ne recommanderais à personne de consommer l'héroïne
issue du marché illicite car il s'agit souvent de produits mélangés
à des toxiques qui peuvent être dangereux.
-- en l'état actuel de la législation je ne recommanderais
à personne d'utiliser l'héroïne quelle que soit sa
provenance, car à moins d'être très riche cela entraînerait
cette personne vers la délinquance et l'exclusion.
-- Je souhaite que la prohibition des drogues soit levée,pour
qu’aucun de nos enfants ne puisse être pris dans ce piège
,caricatural d’une société ultra libérale
et perverse,qui consiste à laisser exister des produits et à
les interdire dans le même temps.
-- à un toxicomane qui ne peut se passer de l'héroïne,
je dirais que je préférerais lui en donner plutôt
que le voir se suicider, ou souffrir toute sa vie.
Je conseille la lecture de ce texte
d’Antonin Artaud daté de 1927, qui montre, qu’il
y a près d’un siècle, le sujet avait déjà
fait l’objet d’une fine analyse.
LETTRE
A MONSIEUR LE LEGISLATEUR
DE LA LOI SUR LES STUPÉFIANTS
Monsieur le législateur,
Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée
du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un
con.
Ta loi ne sert qu'à embêter la pharmacie mondiale sans
profit pour l'étiage toxicomanique de la nation
parce que :
1° Le nombre des toxicomanes qui s'approvisionnent chez le pharmacien
est infime;
2° Les vrais toxicomanes ne s'approvisionnent pas chez le pharmacien
;
3° Les toxicomanes qui s'approvisionnent chez le pharmacien sont
tous des malades ;
4° Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à
celui des toxicomanes voluptueux;
5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront
jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;
6° Il y aura toujours des fraudeurs;
7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion;
8° Les toxicomanes malades ont sur la société un droit
imprescriptible, qui est celui qu'on leur foute la paix.
C'est avant tout une question de conscience.
La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l'inspecteur-usurpateur
de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes
; c’est une prétention singulière de la médecine
moderne que
de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun.Tous
les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d'action
contre ce fait de conscience: à savoir, que, plus encore que
de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge,
et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore
de vacuité mentale qu'il peut honnêtement supporter.
Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que
nulle maladie ne m'enlèvera jamais, c'est celle qui me dicte
le sentiment de ma vie physique *. Et si j'ai perdu ma lucidité,
la médecine n'a qu'une chose à faire, c'est de me donner
les substances qui me permettent de recouvrer l'usage de cette lucidité.
Messieurs les dictateurs de l'école pharmaceutique de France,
vous êtes des cuistres rognés: il y a une chose que vous
devriez mieux mesurer; c'est que l'opium est cette imprescriptible et
impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur
âme à ceux qui ont eu le malheur de l'avoir perdue.
Il y a un mal contre lequel l'opium est souverain et ce mal s'appelle
l'Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique
ou pharmaceutique,comme vous voudrez.
L'Angoisse qui fait les fous.
L'Angoisse qui fait les suicidés.
L'Angoisse qui fait les damnés.
L'Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L'Angoisse que votre docteur n'entend pas.
L'Angoisse qui lèse la vie.
L'Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
Par votre 1oi inique vous mettez entre les mains de gens en qui je n'ai
aucune espèce de confiance, cons en médecine, pharmaciens
en fumier, juges en mal-façon, docteurs, sages-femmes, inspecteurs-doctoraux,
le droit de disposer de mon angoisse, d'une angoisse en moi aussi fine
que les aiguilles de toutes les boussoles de l'enfer.
Tremblements du corps ou de l'âme, il n'existe pas de sismographe
humain qui permette à qui me regarde
d'arriver à une évaluation de ma douleur plus précise,
que celle, foudroyante, de mon esprit !
Toute la science hasardeuse des hommes n'est pas supérieure à
la connaissance immédiate que je puis
avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi.
Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi,
Monsieur le Législateur Moutonnier, ce n'est pas par amour des
hommes que tu délires, c'est par tradition d'imbécillité.
Ton ignorance de ce que c'est qu'un homme n'a d'égale que ta
sottise à le limiter.Je te souhaite que ta loi retombe sur ton
père, ta mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité.
Et maintenant avale ta loi.
Note : ma vie physique *
Je sais assez qu'il existe des troubles graves de la personnalité,
et qui peuvent même aller pour la conscience jusqu'à la
perte de son individualité : la conscience demeure intacte mais
ne se reconnaît plus comme s'appartenant (et ne se reconnaît
plus à aucun degré).
Il y a des troubles moins graves, ou pour mieux dire moins essentiels,
mais beaucoup plus douloureux et plus importants pour la personne, et
en quelque sorte plus ruineux pour la vitalité, c’est quand
la conscience s'approprie, reconnaît vraiment comme lui appartenant
toute une série de phénomènes de dislocation et
de dissolution de ses forces au milieu desquels sa matérialité
se détruit.
Et c'est à ceux-là même que je fais allusion.
Mais il s'agit justement de savoir si la vie n'est pas plus atteinte
par une décorporisation de la pensée avec conservation
d'une parcelle de conscience, que par la projection de cette conscience
dans un indéfinissable ailleurs avec une stricte conservation
de la pensée. Il ne s'agit pas cependant que cette pensée
joue à faux, qu’elle déraisonne, il s'agit qu'elle
se produise, qu'elle jette des feux, mêmes fous. II s'agit qu'elle
existe. Et je prétends, moi, entre autres, que je n'ai pas de
pensée.
Mais ceci fait rire mes amis.
Et cependant !
Car je n'appelle pas avoir de la pensée, moi, voir juste et je
dirai même penser juste, avoir de la pensée, pour moi,
c'est maintenir sa pensée, être en état de se la
manifester à soi-même et qu'elle puisse répondre
à toutes les circonstances du sentiment et de la vie. Mais principalement
se répondre à soi.
Car ici se place cet indéfinissable et trouble phénomène
que je désespère de faire entendre à personne et
plus particulièrement à mes amis (ou mieux encore, à
mes ennemis, ceux qui me prennent pour l'ombre que je me sens si bien
être; -et ils ne pensent pas si bien dire, eux, ombres deux fois,
à cause d'eux et à cause de moi).
Mes amis, je ne les ai jamais vus comme moi, la langue pendante, et
l'esprit horriblement en arrêt.
Oui, ma pensée se connaît et elle désespère
maintenant de s'atteindre. Elle se connaît, je veux dire qu'elle
se soupçonne; et en tout cas elle ne se sent plus. -Je parle
de la vie physique, de la vie substantielle de la pensée (et
c'est ici d'ailleurs que je rejoins mon sujet), je parle de ce minimum
de vie pensante et à l'état brut, -non arrivée
jusqu'à la parole, mais capable au besoin d'y arriver, -et sans
lequel l'âme ne peut plus vivre, et la vie est comme si elle n'était
plus. -Ceux qui se plaignent des insuffisances de la pensée humaine
et de leur propre impuissance à se satisfaire de ce qu'ils appellent
leur pensée, confondent et mettent sur le même plan erroné
des états parfaitement différenciés de la pensée
et de la forme, dont le plus bas n'est plus que parole tandis que le
plus haut est encore esprit.
Si j'avais moi ce que je sais qui est ma pensée, j'eusse peut-être
écrit l'Ombilic des Limbes, mais je l'eusse écrit d'une
tout autre façon. On me dit que je pense parce que je n'ai pas
cessé tout à fait de penser et parce que, malgré
tout, mon esprit se maintient à un certain niveau et donne de
temps en temps des preuves de son existence, dont on ne veut pas reconnaître
qu'elles sont faibles et qu'elles manquent d'intérêt. Mais
penser c'est pour moi autre chose que n'être pas tout à
fait mort, c'est se rejoindre à tous les instants, c'est ne cesser
à aucun moment de se sentir dans son être interne, dans
la masse informulée de sa vie,dans la substance de sa réalité,
c'est ne pas sentir en soi de trou capital, d'absence vitale, c'est
sentir toujours sa pensée égale à sa pensée,
quelles que soient par ailleurs les insuffisances de la forme qu'on
est capable de lui donner. Mais ma pensée à moi, en même
temps qu'elle pèche par faiblesse, pèche aussi par quantité.
Je pense toujours à un taux inférieur.
Ici se termine le texte d’antonin Artaud
Bibliographie
1 - L’héroïne- D. Richard, J. L. Senon, M. Hautefeuille,
F. Facy
2 - Les mensonges qui tuent les toxicomanes - Annie Minot
3 - Les décès liés à l’usage des drogues
à Paris -IREP, 06-1994, R.Ingold, M .Toussirt, K. Khaldi, T .Plisson
4 - L’ombilic des limbes – A.Artaud
5 -Les guerres de l'opium dans la Chine du XIX e siècle- Gérald
Béroud
TEMOIGNAGES de Luc Marchal